Ah oui ! Cette fois-ci, je sens bien que je vais en fâcher quelques-uns. Mais que voulez-vous ? je ne vais quand même pas garder tout ça pour moi… Ça fait quelques mois que ça me rend nerveux.
Par exemple, les premiers que je vais agacer, c’est les cinéphiles.
Allons-y !
De quelle invention la nouvelle vague peut-elle s’enorgueillir ? Je veux dire quelle pratique, en rupture avec celles des anciens, la nouvelle vague a-t-elle répandue ? Pas une pratique tombée en désuétude et récupérée – comme le tournage en extérieur, c’est pas leur invention -, une vraie de vraie invention. Laquelle ? Vous ne voyez pas ? L’art du mépris pour les anciens, et l’audace sans vergogne avec laquelle les réalisateurs de ladite nouvelle vague se sont encensés eux-mêmes. c’est là leur seule invention : l’aplomb avec lequel ils se sont prétendus intéressants, novateurs, indispensables. Contents d’eux-mêmes et sachant persuader les médias complaisants que les défauts de leurs créations – défauts le plus souvent dus à la paresse – ne sont que traits de génie pur.
Ah oui, ça énerve, hein !
Attendez. J’ai mieux.
L’art du mépris des anciens, ça ne vous dit rien ? La nouvelle vague théâtrale belge ! On vilipende l’institution, on souhaite le départ des nantis, on convoite leur fauteuil et on exige des lieux supplémentaires… Les contempteurs revendiquent d’enfin faire exister un nouveau théâtre, jeune… C’est juste après 68, et les façons vont changer ! Les manières anciennes étaient des manières de faiseurs, elles manquaient de fraîcheur, de vérité, et surtout de sens. Pour tout dire : travail dépourvu de qualité. Tout ça va changer !
Et on a vu comment ça a changé : l’art que l’on déploie aujourd’hui sert à convaincre que la transpiration produite par son agitation stérile, c’est du pur nectar divin. L’autosatisfaction est ici aussi, à l’ordre du jour. Et avec quel cynisme ! il suffit de comparer le discours privé plus préoccupé de marketing et de communication, et le discours aux médias, l’interface à publics potentiels qu’on prend pour des jobards, chargé des pires poncifs pompés au prêt-à-penser artistique. L’actualité brûlante et toujours changeante est commentée par la même pièce du vieux Will remontée jusqu’à l’usure. Et si un auteur contemporain est monté, l’on aura longuement soupesé son poids médiatique. Preuve indubitable de la profondeur de pensée et de la pertinence d’analyse de metteurs en scène qui flattent leur propre égo en se faisant passer pour des auteurs d’une autre dimension, alors qu’ils ne représentent bien que l’absence de projets et l’abandon de tout sens, au profit d’un opportunisme carriériste.
Et le public lui-même n’est pas dupe du mauvais tour, lui qui déserte toujours un peu plus les lieux de théâtre. Il s’est perdu dans les incohérences de programmation. Comment peut-il encore déceler le moindre sens à la création théâtrale, quand il y a si peu de pratique lisible ? Il est devenu impossible de distinguer les univers, les pratiques, les croyances, toutes choses qui fondent un sens. Et le théâtre ne peut se permettre d’être un lieu vide de sens, lui qui vient du cultuel.
Comment peut-on reprocher à un ministre de la culture (monsieur Charles Piqué ndlr) de préférer les stades de football aux théâtres, alors que, aussi frustre, aussi national-nauséabond puisse-t-il être, le sens du rassemblement dans un stade est clair, est simple, étymologiquement culturel, tandis que le théâtre est vide, un vide qui se cache dans du désordre pour donner à penser qu’il y a du nombre et qu’on donne à voir la complexité alors qu’on ne montre que du bouillon, que ce théâtre vide on ne voit pas ce qui pourrait le remplir, que dès lors les dernières créatures qui le hantent errent comme corps sans vie ? Peut-on vraiment reprocher à ce ministre-là de vouloir garder un sens, même rudimentaire, même choquant à nos yeux, à sa démarche vis-à-vis des gens, quand de son côté le théâtre n’est pas moins opportuniste ?
Notre infortune dans cette affaire, c’est de ne pouvoir opposer à notre ministre aucun discours cohérent, antinomique du sien, et qui montrerait comment le théâtre a une valeur que nul autre ne peut lui disputer, parce que la cohérence de son discours permet de jeter les prémisses d’une réflexion de société. Cette contradiction n’existe dans nul théâtre de chez nous, et je ne reprocherai à personne d’avoir déserté ces théâtres-là.
Alors ? Qui est énervé, là ? La nouvelle vague, ou les jeunes metteurs en scènes à la remorque de ces déjà anciens, et chez lesquels le théâtre ne sert que de mise en abîme du théâtre du voisin ou du maître ? Les inféodés, les fidèles de chapelle, les successeurs faire-valoir, les dévots suppliants ?
Pratique habituelle aujourd’hui, ces déjà anciens – qui ont l’outil qui permet de prendre la parole – reprochent aux « jeunes », aux auteurs… de n’avoir pas accès à l’outil parce qu’ils n’auraient rien à dire. On tend le crachoir à quelqu’un qui balbutie le temps de retrouver ses esprits, aussitôt on le lui ôte, on le contraint à des conditions de travail qui conduisent sûrement à l’échec, on lui refuse le droit à un trajet : preuve est faite de l’inanité du propos du balbutieur. Défense risible de ceux qui ne disent rien depuis longtemps, et qui avaient reproché si violemment à leurs prédécesseurs leur absence de discours. C’est la politique de l’arroseur arrosé inverse : pour prévenir sa déconvenue, on arrose anticipativement en se disant que pendant ce temps-là, l’autre se sèche et qu’on est toujours pas mouillé !
C’est le public le premier qui a à souffrir de ce type de pratique. Et, en Communauté française de Belgique, derrière le public, avec lui devrais-je dire, les auteurs de théâtre ! Puisque leur perpétuel travail est de dégager du sens là où il y a du chaos, de tordre le cou aux mots qui ne disent plus rien pour leur faire dégorger la question. Ce sont eux les perdants de cette faillite du sens. Et si l’on en revient doucement de ce chemin pris ces dernières années, du théâtre sans auteur, c’est-à-dire avec un metteur en scène qui cumule les fonctions, il y a encore long avant que l’on retrouve la cohérence des univers et des programmations qui n’annuleraient plus, par des voisinages incongrus ou incompatibles, la pertinence de chacun des discours tenus. L’expérience est presque aussi vieille que le cinéma : Koulechov, réalisateur et monteur russe aussi désargenté qu’il était désavoué politiquement, réalisait des longs métrages sans avoir tourné une seule image. Chaque plan était emprunté à des réalisateurs mieux pourvus. Il fit l’expérience d’accoler le visage on ne peut plus neutre de l’acteur Mosjoukine à une série d’images que le comédien n’avait pu voir, et pour cause, elles étaient pompées dans des films différents : Mosjoukine puis une assiette de soupe, Mosjoukine puis une femme en robe de mariée, Mosjoukine et un enfant allongé dans un cercueil. Le spectateur pouvait lire sur le visage de l’acteur, successivement, l’appétit gourmand, l’amour passionnel, et la détresse la plus profonde. Or, il est clair qu’il n’était pas dans l’intention de Mosjoukine de jouer ces sentiments, ces affects, d’autant qu’il s’agissait à chaque fois du même plan – dupliqué autant de fois que nécessaire – du visage qui prenait des significations différentes dans le regard du spectateur. Ce que le spectateur comprenait du jeu de l’acteur, c’est en fait le spectateur qui le projetait sur la toile. Le travail du sens se fait dans le regard du spectateur, et de la proximité de deux images – qui pourraient être quasi quelconques – il en dégage toujours un. Les grilles de lecture du spectateur, acquises et complexifiées par la pratique et la formation, se chargent d’en déceler un, parfois très personnel.La difficulté réside dans l’accumulation des images qui doivent finalement quand même faire émerger un seul sens, ou, au moins, un seul faisceau de sens. Sans quoi l’esprit se lasse, et le flou créé finit par fatiguer d’une quelconque quête de signification. Ce qui est vrai, ici, pour des images, peut être étendu à tout fait, à tout acte, à tout événement. Ils s’éclairent aussi de la proximité d’événements concomitants. La nature d’un texte se trouve également modifiée aux yeux du spectateur par le voisinage d’autres textes, sur une affiche. La promiscuité obligée d’une programmation théâtrale décidée en dépit des questions d’écriture est une atteinte de plus au sens.
Entendons-nous, il ne s’agit pas de considérer comme d’emblée vaseuses des proximités entre certains auteurs, comme si untel ne pouvait jamais côtoyer tel autre. Mais il faut pouvoir garder à l’esprit à chaque étape de la création les contraintes qu’un texte impose à un autre, et inversement, pour qu’ils s’enrichissent l’un l’autre plutôt que s’annuler.
Voilà pourquoi j’en terminerai en réclamant ici – et partout où cela sera nécessaire – que la direction des théâtres ne soit plus confiée à l’exclusive volonté des metteurs en scène. Il faut à notre temps et à notre Communauté, des théâtres qui soient pensés et dirigés par des auteurs. Je souhaite que le metteur en scène retrouve dans l’équipe de création d’un spectacle la place qui est la sienne, c’est à dire celle d’un créateur parmi la troupe, dont l’apport au spectacle n’est ni plus ni moins important que celui d’un acteur ou de l’auteur. Qu’il reste des théâtres de metteur en scène, l’histoire nous a montré comment ils ont fait évoluer l’art théâtral de ce siècle ; mais qu’il y ait à proportion des théâtres d’auteurs, dans lesquels l’écriture sera le moteur de chaque décision. J’en fais le pari, l’homogénéité des perspectives de tels théâtres rendra enfin lisible au public les sens qu’il souhaite y trouver, sans qu’il soit question de réduire la diversité et la pluralité des genres et des écritures.
L’auteur comme rempart contre la perte du sens… j’entends d’ici ceux qui ricanent : tout un article pour nous vendre ça, et pas une ligne sur le sens lui-même ! Je suis obligé, pour ceci, de vous renvoyer à vos bibliothèques, aux libraires, aux copies des textes que les auteurs déposent dans chaque théâtre. C’est là que se trouve la définition que chaque auteur en donne. Et qui, foi de nous, auteurs, est plus profonde que le slogan affiché sur les murs de la ville « Et si ce soir, on se f’sait un théâtre ? ». Là, pour le coup, c’est moi que ça énerve !