Un texte écrit par Dominique Wittorski en 1997

Résumé

Pimek et Yéhia sont balayeurs.

Les balayeurs, on les habille en jaune parce que, manifestement, le jaune ça fait passer inaperçu. Et parce qu’un balayeur, c’est mieux quand c’est discret. Quand on voit des balayeurs, on se dit qu’il y a forcément de la crasse quelque part. Quand on ne les voit pas, c’est qu’il fait propre... Donc, le jaune. Et donc ces gens en jaune, tout le monde les ignore.

La ville dans laquelle Pimek et Yéhia tentent d'effectuer leur travail comme au bon vieux temps du service public, cette ville est au bord de l'explosion. Très au bord... même carrément de l'autre bord ! Ce ne sont plus les feuilles d'automne qui jonchent les trottoirs et bouchent les égouts.

C'est à cause de cela que Webb vient demander à Pimek de partir à la recherche de sa femme disparue.

Grâce à son jaune, le balayeur peut aller où il veut sans risquer sa peau, tandis que Webb est à la merci des snipers.

Pimek et Yéhia partent donc en quête de cette disparue, inaccessible.

© Jean Clovis N'Goubili

Distribution

7 acteurs minimum (5 hommes et 2 femmes) :
Pimek : Balayeur 55 ans
Yéhia : Crépu basané
Webb : Électronicien 35 ans
Anna : Femme de Webb
Le prologue : aussi l'accordéoniste, la voix, le sniper, l'épilogue
Le médecin : aussi l'homme pauvre, l'homme au talkie, l'homme au matelas, le guichetier
L'infirmière : la jeune femme, la femme au talkie, au matelas, au distributeur, et toutes les autres

Extrait du texte

Secteur  Halles

Un marché. Les étals sont toujours dressés mais il n'y a personne. Les présentoirs sont renversés, quelques auvents ont été arrachés et gisent. Probablement doit-on pouvoir apercevoir de larges flaques rouges. Du sang qui montre qu'au moment où le lieu a été déserté, ce n'était pas dans la sérénité. Pimek, assis sur sa poubelle, triture l'ordinateur qu'il a sorti de la mallette de Webb. Il l'ausculte, tire des câbles multicolores du fond de la mallette. L'ordinateur est fermé et éteint.  Yéhia mange. Sa poubelle est restée à côté de celle de Pimek.
Yéhia : Il y a à bouffer dans cette ville ! Ils ont dû partir un peu vite... Ça a des avantages.
Pimek : (auscultant l'ordinateur) Il n'y a pas plus beau bleu !
Yéhia : (jetant un coup d'oeil à Pimek) Ça y est ?
Pimek : Ce n'est pas ça que je dis ! Tu te trouves devant un Vermeer. Et tu dis "il n'y a pas plus beau bleu". Les gens ne le voient pas.
Yéhia : Où ça ?
Pimek : Vermeer, la peinture ! Il n'y a pas plus beau bleu.
Yéhia : Qu'est-ce que ça a à voir avec l'ordinateur ?
Pimek : Rien ! Je dis seulement Vermeer, il n'y a pas plus beau bleu, les gens ne le voient pas je pourrais dire opale, ocre ou carmin, la mer, Rembrandt ou les touaregs du Sahara... Je dis Vermeer, beau bleu. Les gens ne voient pas. C'est ça que je dis !
Yéhia : Ils ne voient pas Vermeer, le beau, ou le bleu ?
Pimek : Le bleu. Les gens ne voient pas la couleur !
Yéhia : Je peux te dire qu'ils ne voient que ça.
Pimek : Non, ils ne la voient pas. Ils t'écoutent mais ils regardent l'étiquette sous le tableau pour voir si c'est bien Vermeer. Là, ils te croient. Ils peuvent lire l'étiquette. C'est du noir sur du blanc. Les gens, ils ne voient que le blanc.
Yéhia : Ouais ! ...  Allume l'ordinateur !
Pimek : Toi, tu crois qu'on te marche sur les pieds parce que ta couleur cogne dans l'oeil... Moi, je te dis que c'est parce qu'on ne te voit pas. Tu as la couleur exacte de ce que personne ne regarde !
Yéhia : C'est pas une question de blanc ou pas blanc. Toi, tu es tout blanc. Et les gens, ils ne te voient pas non plus. Pourquoi toi aussi, ils te marchent dessus ?
Pimek : On est comme si on n'existait pas. (Il continue de tripoter l'ordinateur) Là, je ne suis pas tout blanc, je suis jaune. Et toi, tu n'es pas crépu basané, tu es jaune. Quand on est jaune, on peut avoir n'importe quelle couleur, on est quand même d'abord jaune. On n'est pas visible.
Yéhia : Et les gens, ils ne voient pas le jaune ?
Pimek : Non. Pas le bleu, pas le jaune. Même pas le rouge. Tu vois là ?
Yéhia : Quoi ?
Pimek : Ça, là, le rouge ?
Yéhia : Quel rouge, ça ?
Pimek : Les larges flaques de rouge. Tu les vois ? Tout ce sang ?
Yéhia : Ah ça ?
Pimek : Avec les litres que l'on peut voir, heureusement que c'est rouge. Tout de suite, on décide de ne pas voir. On montre des litres de sang aux gens, et eux, rien, toujours pareil, c'est comme si ce sang n'existait pas, n'avait pas appartenu à d'autres gens, comme eux. C'est rouge. Ça n'existe pas.
Yéhia : Ils ont quand même bien détalé, quand ils ont vu ça.
Pimek : C'est le bruit qui les fait fuir. La couleur, c'est la fiction : rien n'existe moins que ce qui passe à la télévision en couleur.
Yéhia : Il y en a encore, des télés ?
Pimek : La dernière preuve d'authenticité, c'est le document noir et blanc. Les gens, ils ne voient que ça. Le blanc... Sur un fond noir, une tache !
Yéhia : Et si j'enlève ma salopette ?
Pimek : Tu deviens la tache. Crépu basané. Alors on ne te voit pas vraiment. On te voit suffisamment pour taper dessus. Pas pour parler. Tu n'es pas des leurs.
Yéhia : Et toi, tu n'es pas des leurs non plus. Pimek, ça ne sonne pas des leurs.
Pimek : Moi, quand je ne suis plus jaune, je suis blanc. J'ai la bonne couleur. Ils ne peuvent pas le voir que je ne suis pas d'ici. C'est juste la couleur qui les dérange. Dès qu'il y a de la couleur, ils ne voient plus. Moi, ils me voient.
Yéhia : Et toi, tu vois toujours pas où ça s'allume... (Pimek replonge en maugréant) Plus je deviendrai blanc, plus ils me verront ?
Pimek : Dépigmenter. Devenir blanc, on appelle ça dépigmenter.  Tu peux choper un vitiligo, si tu veux. Ça te fait des taches. Taches blanches sur tache noire, tache dans la tache, où est la première ?, ça internationalise, ça peut troubler.
Yéhia : (indiquant un bouton à Pimek) C'est là !
Pimek : Non c'est pas là.
Yéhia : Ça doit quand même bien s'allumer.
Pimek : J'ai tout essayé. Si tu es plus malin...
Yéhia : Jaune, c'est pourtant plus proche du blanc que basané. Jaune, ça devrait être plus visible.
Pimek : La crasse, personne n'aime la voir. Alors, des gars balayent la crasse pour qu'on ne la voie plus. La crasse existera toujours, mais ces gars-là l'auront mise dans des poubelles, les poubelles seront déversées loin, et tout le monde aura oublié. Une nouvelle crasse arrivera, aussitôt emportée. Tout va bien. Seulement, il y a un truc qui rappelle la crasse aux gens, c'est les gars qui la balaient. Si tu vois un schpountz avec un balai, c'est qu'il y a de la crasse à balayer quelque part. Par contre, s'il n'y a personne, c'est clair, c'est qu'il fait propre. Tout le monde veut qu'il fasse propre. Alors, il faut que les balayeurs soient invisibles. On les habille discrètement, pour qu'ils passent inaperçus, les balayeurs. Pour qu'il fasse toujours propre ! C'est pour ça qu'on ne te voit pas, Yéhia, c'est pour ça.
Yéhia : Mais on est sapé en jaune ! Arrête de déconner, le jaune, c'est super voyant.
Pimek : Les gens, ils te voient ?
Yéhia : Non.
Pimek : Je te le dis. Les gens, ils ne voient pas la couleur. C'est pour ça que tu es en jaune. C'est pour passer inaperçu. Pour qu'il fasse propre.
Une feuille morte poussée par le vent passe devant Yéhia et Pimek. Pimek la regarde passer. Yéhia la stoppe rageusement en posant son pied dessus. Le claquement du pied de Yéhia sur le sol fait exploser la taque d'égout qui est juste à côté. Elle se renverse et laisse apparaître une jambe raide qui pointe vers le ciel. Yéhia et Pimek se regardent, goguenards. Yéhia sort son sachet de feuilles de sa poche et y range soigneusement la feuille morte récupérée. Pimek s'énerve soudainement.
Pimek : La chaussure !
Yéhia : (il regarde la sienne) Qu'est-ce qu'elle a ?
Pimek : (il désigne la jambe qui pointe) Tu lui as laissé une chaussure !
Yéhia : J'ai oublié.
Pimek : Et tu peux manger ? Ça ne te coupe pas l'appétit d'avoir pas bien fait ton boulot ? (Yéhia se précipite pour ôter la chaussure. Il commence le délaçage) L'autre ?
Yéhia : Je ne sais pas.
Yéhia laisse la chaussure et tire sur la jambe pour sortir le corps de l'égout.
Pimek : Doucement.
Yéhia : J'arrive pas à voir l'autre pied. Il est coincé sous un autre type.
Pimek : Tu ne sais pas la valeur d'une paire de chaussures.
Yéhia : Si.
Pimek : Je veux bien que ce soit un stage d'insertion pour toi, mais il ne faut pas que ça devienne une perte sèche pour moi.
Yéhia (il tente désespérément de sortir le corps) : C'est vrai qu'ils sont trop nombreux. C'est trop plein. Tout est trop plein.
Pimek : Va plutôt voir dans notre réserve. (Yéhia n'a pas l'air de comprendre) Va voir si tu as l'autre pour faire la paire. Si elle est dans la réserve, elle ne sera pas à son pied que tu ne vois pas.
Yéhia se dirige vers sa poubelle. Il retire un des couvercles, et commence à sortir du container toute une série de paires de chaussures, des montres, des portefeuilles, des ceintures...
Yéhia (il désigne l'égout et son contenu) : Eux, ils sont blancs. Ils sont là, crevés sur les trottoirs, et personne n'est là pour faire quoi que ce soit. Personne ne les voit, et ils sont blancs quand même.
Pimek : Ils sont morts. C'est comme la crasse. On ne veut pas les voir. C'est pour ça que les hommes en jaune les ramassent. Ça fait ton sur ton. Ça fait propre. C'est comme s'ils étaient jaunes.
Yéhia : Si on ne les voit pas, je ne vois pas pourquoi on se tue à les ramasser.
Pimek : Je les planque pour pas que les enfants les voient. Crever d'accord, mais pas être vu par l'enfant. Pas effrayer l'enfant. Et quand un enfant meurt, là, les adultes le traînent à l'intérieur. Faut pas qu'on sache qu'on meurt aussi à trois ans.

Création :

Création scénique : janvier - décembre 2005 (Centre Wallonie-Bruxelles de Kinshasa)

Production : L'Atelier Bobatu

Adaptation et Mise en scène : Jean Clovis N'Goubili, comédien metteur en scène de nationalité congolaise résidant au pays (Congo/Brazzaville), directeur artistique du festival de conte (FIPA) et de l’Atelier BOBATU.

Scénographie : Gastino Massamba (Congo Brazzaville)

Régie, son et lumière : Robert  Ndeke (RDC)

Costumier : Eloi Binoueta(Congo Brazzaville)

Administration : Magloire Biantouari (Congo Brazzaville)

Acteurs :
- Richard Mahoungou (Congo Brazzaville),
- Dada Kayindo (Congo Démocratique),
- Julien Mabiala Bissila Congo Brazzaville),
- Jean Clovis N’Goubili (Congo Brazzaville)

Un article paru lors de la création :

Les morts vivent toujours

Le décor est bien planté dès le départ : l'ambiance d'un cimetière en plein centre-ville ! Aucun bruit. C'est le silence des morts dans la capitale verte (Brazzaville). Soudain, les hélicoptères de combat entrent en action. Les quelques survivants cachés dans leurs taudis sortent pour contempler le tourbillon des engins volants. Ils croient à des vols humanitaires pour les sortir de la galère et reconnaissent même le pilote qui d'en haut n'aperçoit que les ombres des ennemis et tire des rafales de mitraillette. L'infirmière tombe en victime. Venu balayer devant sa parcelle, Pimek le vivant s'approche du cadavre et se pose des questions. La morte répond et contrecarre les idées de Pimek. L'étonnement et la peur envahissent la scène et les spectateurs. Les morts parlent !

La vision philosophique du texte interpelle les peuples africains.

Pour quelle raison s'entretue-t-on ?

Où est la solidarité entre les peuples ?

L'autorité politique gère-t-elle les vivants ou les morts lorsqu'on considère que les fonctionnaires peuvent rester impayés des mois entiers sans tenir compte de leur vie ?

En somme, l'homme est un ennemi pour l'homme. Ventre affamé n'a point d'oreilles. Si le peuple a besoin de nourriture, c'est plutôt des cargaisons de cigarettes qui remplissent les entrepôts ! Ou soit les aliments avariés qui font l'affaire des autres. Seuls, les intérêts égoïstes comptent au monde. D'où un appel au changement des mentalités afin d'atteindre le développement.

L'Atelier de théâtre professionnel Bobatu est né le 24 mars 2000 à Brazzaville. Son but, selon Jean Clovis N'Goubili, c'est de faire la promotion des arts de la parole par des rencontres, des formations et des créations artistiques.

Eddy Kabeya
Kinshasa